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Oncle Vania de Tchekhov - Lizières (02) - photo Emilie Le Gulvout
Oncle Vania à Lizières en 2014, photo Emilie le Guilvout
15 juillet, Tchekhov
fragments
Le 15 juillet 1904, à Badenweiler, en Allemagne, mourait un des êtres les plus extraordinaires que la terre ait jamais porté, et l’un de ses plus grands écrivains, Anton Tchekhov. Il mourait à seulement 44 ans, de la tuberculose. Il a dit d’abord : « Ich sterbe », en allemand (alors qu’il ne parlait quasiment pas allemand), et il a parlé en allemand pour la raison toute bête que le médecin que, pour la seule fois de sa vie, il avait demandé à son épouse de faire venir en urgence, était Allemand. Et puis, il a traduit pour son épouse, l’actrice Olga Knipper : Я умираю, ce qui veut dire « je meurs » (je crois que je traduirais, grammaticalement, « je suis en train de mourir »), et puis il s’est tourné sur le côté, et il est mort.

  • La rencontre avec Tchekhov, c’est la chance de notre vie, à Françoise et à moi...
    (mais Dieu me garde de parler en son nom ici : une chose pourtant. Depuis plus de trente ans que nous traduisons, ensemble, tout le théâtre de Tchekhov, et que Françoise rédige nos préfaces, j’entends parler des « traductions de Tchekhov par Markowicz ». De la part de plein de gens, d’acteurs et d’actrices, de metteurs en scène ou de metteuses en scène, — et combien de jeunes actrices, très féministes — d’après leurs profils FB — m’écrivent en me parlant de « mes » traductions. C’est aussi une image de la réalité de leur engagement féministe, ce qui, finalement, est très tchekhovien. Mais quoi qu’il en soit, moi, ça m’interdit, et définitivement, tout rapport avec ces personnes).
    Quand Gérard Conio, en 1986, m’a proposé de traduire un choix d’une vingtaine de nouvelles.... La découverte par la traduction, alors que, bien sûr, j’en avais lu la plupart. Cette lumière, cette immensité dans « L’Étudiant », « La Nuit de Pâques », « La Douleur », « Les Rêves », « L’Évêque »..., je ne les citerai pas toutes. Cette espèce de compassion, non, d’empathie souveraine avec tout le vivant, pas seulement avec l’humanité. Comme si, je ne sais pas, c’était, justement, le vivant en tant que tel qui parlait là, tout entier, du plus horrible au plus pur. Oui, juste lire ça (je ne dis pas le traduire, — mes traductions (que j’ai faites seule, même si Françoise, les découvrant au tout dernier moment, sur épreuves, m’a évité une quantité incroyable de bourdes), publiées chez un éditeur disparu, ont disparu depuis longtemps et elles sont très mauvaises, — mais lire, et savoir en lisant que, ces personnages, ces scènes, tu les garderas avec toi à jamais.
    Ces traductions, nous sommes en train de les refaire.
  • Mais, vous savez, je ne le lis pas Tchekhov. Je veux dire, ce n’est pas que je le lis. Même les textes que nous avons traduits et retraduits, Françoise et moi, nous n’arrêtons pas de les découvrir, à chaque fois que nous travaillons dessus, ou, tout bêtement, dans la vie. Je dis « bêtement », et je reviens, une fois encore, sur une scène (je ne sais pas si je l’ai déjà racontée ici, mais bon, tant pis). Mon père était en train de mourir. Nous étions arrivés en, c’est le cas de le dire, catastrophe, à Paris. Nous nous sommes retrouvés dans le couloir de l’hôpital. Il était en soins intensifs depuis 48 heures, et, c’était clair que c’était bien la fin. Nous avons vu ressortir un médecin, épuisé, mal rasé, qui nous a dit que, depuis 48 heures, il avait essayé tout ce qu’il pouvait, mais qu’il ne pouvait rien pour lui. Nous avons pu le voir quelques instants. Et nous sommes repartis. Tous les quatre. Sans rien dire. Sans, je crois, nous regarder. Et j’entends Françoise qui me parle à l’oreille : « J’ai compris pourquoi Astrov a une moustache bête ».
    Astrov, dans « Oncle Vania » dit ça, qu’il a des « глупые усы ». En traduisant, Françoise m’avait demandé : « il écrit vraiment ça ? des moustaches « bêtes » ? « , mais oui, c’est bien le mot. Bon, nous avions traduit.
    Mais qu’avait-elle compris, là, Françoise ?... Elle avait vu que, le médecin qui s’était battu pour la vie de mon père, il n’avait pas de moustache, il n’était pas, comment dire ça ? joli, il n’avait pas pris le temps de se reboutonner, il était épuisé, en sueur, parce qu’il s’était, oui, battu, de toutes les forces qu’il avait, de toutes ses connaissances, pour essayer de sauver la vie de cet inconnu (mon père) et qu’il n’avait pas pu, et qu’il était effondré. Astrov, lui aussi, il connaît la fatigue de ce que c’est que soigner les gens, — surtout dans les campagnes, — tout le temps sur la route, et quelles routes, et, chez les gens, la misère, la crasse, cette douleur sans issue, et la peur, une fois revenu, d’être réveillé à nouveau par un nouvel appel, et, à nouveau il faut bien y aller, — et Tchekhov lui-même, dans combien de lettres, raconte ça, pendant l’épidémie de choléra en 1892. Et puis, voilà, à force, cette fatigue, très insensiblement, elle s’est transformée en une indifférence. Oh, non, pas une indifférence absolue, pas du tout (l’acteur qui jouerait Astrov comme un cynique serait un crétin fini), mais, voilà, un léger voile : et il s’est laissé pousser une moustache qu’il prend le temps de tortiller, de soigner, de remarquer lui-même, comme si cette moustache pouvait le sauver de la laideur du monde, et, dans un sens, elle le sauve, même si, comme le fait remarquer la nounou Marina, « la vodka non plus, tu craches pas dessus », — ce à quoi il répond : « la vodka, je n’en bois pas tous les jours, quand même » (tout ça parce qu’il boit un verre de vodka sans manger), ce qui signifie qu’il est en train de devenir alcoolique sans s’en rendre compte et qu’on sait bien comment il finira par finir, en dehors de la pièce, — d’une façon ou d’une autre, comme le médecin de la Salle n°6.
    Cette moustache, elle fait partie de ce qui le maintient, lui, encore en vie, et donc qui le garde à distance avec le monde — un monde radicalement insupportable, et voué à une perte graduelle, qu’il voit très bien, lui, Astrov, comme médecin, et lui, Tchekhov, comme médecin et comme tuberculeux. Et la description des ravages faits à la nature, cette espèce de manifeste qu’on pourrait appeler écologique, sur l’extermination des forêts par l’être humain, qu’est-ce d’autre que la description, quasiment clinique, des ravages de la tuberculose sur son propre corps ? Et en même temps, même cette cause de la sauvegarde des forêts (en parallèle à la sauvegarde des gens), elle est pour Astrov comme une espèce de voile. Elle est totalement sincère, profondément vitale, elle est sa vie même. Oui. Et, loin, au fond, quelque part, c’est comme si elle participait à cette espèce de voile d’indifférence aussi, de distance prise avec soi, — le fait de se regarder comme de côté, toujours... Souvenez-vous de la seule critique qu’avait faite Tchékhov à la mise en scène de Stanislavski (une mise en scène fondatrice, qu’il avait profondément aimée) : il dit qu’Astrov quittait Éléna en sifflotant. Ça n’est écrit nulle part, qu’il sifflote. Mais c’est bien ainsi que Tchekhov l’avait vu. Il n’y a pas de passion (sinon, un instant, sensuelle), il y a juste un jeu entre un « vieux moineau » et une « belette » (laquelle est tout sauf ça)... Et c’est ça qui est « bête ».
  • Sur « Vania » encore. La rage de Tolstoï après avoir vu « Vania ». Tolstoï, qui respectait profondément Tchekhov (qui appartenait à la génération de ses enfants), et qui considérait certaines de ses nouvelles comme des chefs-d’œuvre (et c’est peu dire qu’il était dur aux compliments, Tolstoï). Il avait exprimé le désir de voir la pièce (lui, l’homme le plus célèbre du monde à ce moment-là... ), Stanislavski, tremblant, avait organisé une représentation exprès pour lui, et Tolstoï était ressorti indigné. Il avait dit à Tchekhov que c’était une honte d’écrire des choses pareilles, parce qu’il « parlait de rien ».
    « Parler de rien », dans « Vania », alors que c’est une pièce sur la traversée de l’apocalypse ?...
    Ce que voulait dire Tolstoï est pourtant clair. Nulle part Tchekhov n’indique un sens, un moyen de « s’en sortir », n’indique le coupable. Nulle part il n’exprime une « idée », une thèse. C’est bien à cette colère de Tolstoï que Tchekhov va répondre, quelques années plus tard, par la bouche du Touzenbach, dans « Les Trois sœurs » (une pièce, justement, dont le personnage central est le Temps) : « Tenez, il neige. Où est le sens ? » (ce à quoi Macha va dire que, si, pour elle, c’est important de savoir pourquoi les oiseaux volent, parce que, sinon, la vie n’est plus une vie).
    Il n’y a pas un sens. Il y a l’immensité vibrante des gens, tous différents, et tous unis, qui doivent créer, ou se créer, pour eux-mêmes, un sens à leur vie, ou à la vie.
    Tolstoï avait été tellement frappé par la pièce de Tchekhov qu’il s’est remis à écrire du théâtre (ce n’est pas pour rien que, dans un naguère qui s’approche de plus en plus d’un jadis, nous avions travaillé avec Julie Brochen, en même temps « Vania » et « Le cadavre vivant » — pièce écrite en réaction directe).
  • Je me souviens, comme d’une blessure constante, de cette conversation que nous avions eue, Françoise et moi, voici un an, avec un metteur en scène ukrainien qui recevait un prix à la SACD. Il haïssait Tchekhov, nous avait-il dit (à nous...), parce que, dans Tchekhov, « il n’y a pas de personnages positifs ».... Et je pense à une autre metteuse en scène ukrainienne, rencontrée récemment à Bellac, qui disait qu’elle se refusait à relire Tchekhov, parce qu’il était russe, et que l’Ukraine était en train de « créer son identité » (sous-entendu non pas « sans la Russie » mais « contre » )... Cette phrase, elle est fondamentale pour tout nationalisme : l’identité nationale, personne ne sait ce que c’est, personne n’est capable de la définir, mais c’est au nom de sa « défense » qu’on se bat. Et oui, l’identité a cette particularité remarquable d’être un incréé créé de toutes pièces, et toujours à des fins politiques. Toujours à des fins d’exclusion. Sinon de mort.
    Dans la guerre, ô combien juste, et ô combien terrifiante que l’Ukraine est forcée de mener pour survivre au « monde russe » (autre image identitaire brandie comme arme d’anéantissement), je comprends bien que Tchekhov n’a aucun poids. La haine est là. Elle sera là pendant encore des générations. Mais tout le monde aura besoin de Tchekhov (même l’Ukraine), aura besoin, selon l’expression formidable d’Alain Françon, de son « chœur démocratique ». Comment construire un sens sans l’imposer aux autres ? Construire un sens qui fasse sens de son – heureuse – absence même ? Tel serait l’idéal démocratique.
    Encore une fois, le répéter avec Tchekhov (qui ne répétait jamais rien, lui) : personne ne doit dire aux gens comment ils doivent vivre. Aucun barbu au monde n’a le droit de faire ça. Personne. Mais les gens doivent voir comment ils vivent. – L’écrivain, s’il sert à quelque chose, il sert à ça.
    André Markowicz - publié sur sa page FB